Le Devoir Idées, lundi 27 janvier 2003, p. A7
Que sont devenus les intellectuels?
Le rôle de l'intellectuel, en contrepartie
du privilège d'être payé pour lire, penser, essayer de comprendre, réfléchir et écrire, est de crier ce qui ne va pas, non
de glorifier ce qui va
Par Omar Aktouf
Zola, mon ami Zola!
Où est aujourd'hui, en terre d'Amérique
du Nord, un journal tel l'Aurore lors de l'affaire Dreyfus à la fin du XIXe, en France, qui publierait un tonitruant «J'accuse»
d'un Émile Zola contemporain? Pourtant, les sujets d'indignation ne manquent pas! Depuis l'interdiction d'accès, pour raison
de «règles du commerce international» des pays pauvres aux médicaments génériques, jusqu'à la marchandisation privée de l'eau,
en passant par l'absence de commission d'enquête après les exactions avérées en Palestine, les conditions moyenâgeuses des
prisonniers afghans à Guantanamo, les comportements haineux envers les ressortissants «de type» musulman aux États-Unis, les
pressions exercées par Washington pour étouffer toute voix dissidente envers la Maison-Blanche sans parler de l'absence, jusqu'à
présent, de réelles preuves (hors quelques cassettes aussi suspectes qu'impossibles à authentifier) contre les responsables
désignés d'attentats attribués à de nébuleux «réseaux terroristes», l'acharnement, devenu scandaleusement ignominieux, de
Bush à vouloir sa guerre contre l'Irak
Jamais le discours médiatique et politique
n'a semblé aussi embarrassé et peu crédible. Et nous, les intellectuels, d'Amérique du Nord en particulier? Fermons-nous les
yeux pour ne pas déranger notre quiétude consumériste, où sommes-nous victimes d'un ostracisme qu'il faudra bien, alors, dénoncer?
Ou alors, nous faudra-t-il nous réfugier dans le clandestin, le semi-clandestin, Internet, l'underground?
Silence! Les intellectuels, on se redistribue
la planète et on épure!
Je serais sans doute assez mal venu,
vu la place qu'a bien voulu m'accorder ce même quotidien, ces derniers temps, pour me plaindre du manque d'ouverture des médias
aux intellectuels, en tout cas au Québec. Il ne faut cependant pas ignorer la forêt que cache l'arbre. Nombre de fois, on
m'a systématiquement refusé tout espace -- en particulier anglophone --, du seul fait de ma «non-conformité idéologique» et,
paraît-il, «d'anti-américanisme».
J'ai grandi dans la censure et l'auto-censure
des années de plomb du régime pseudo socialiste algérien. J'arrive de Cuba où, comme pour cette Algérie que j'ai connue,
la ligne du Parti imprime son angle analytique à tous les éditoriaux. Jamais je ne me serais douté qu'en Amérique du Nord
l'insidieux spectre du silence des intellectuels se glisserait comme il sévit, dirait-on «par nature», dans les régimes à
caractère officiellement centralisateur et autoritaire.
Pourquoi? Comment se fait-il que, contrairement
à l'Europe, et même, à certains pays d'Amérique latine, l'analyse intellectuelle, hors les balises du politically correct,
est si dramatiquement absente? Tous les journaux et tous les médias «établis» ressassent les mêmes discours à l'unisson, usant
et abusant de tournures conditionnelles en guise de démonstrations et d'allusions en guise de preuves.
Il semble donc qu'il faille se résigner
à laisser faire la guerre à l'Irak (et peut-être aussi, du même mouvement, à la Syrie, accusée par Sharon, sans la moindre
indication de preuve, d'avoir accueilli sur son sol les armes de destruction massive «dissimulées» par Saddam Hussein!) permettant
à l'Amérique de Bush II de trouver des débouchés à sa colossale industrie de guerre, de raffermir sa présence en une région
où le seul pétrole saoudien ne suffit plus à la stabilité de ses approvisionnements, de contrecarrer les effets de la présence
de trublions gauchistes au Venezuela, au Brésil
La contrepartie? Fermer les yeux et les
oreilles sur:
- les massacres systématisés en Tchétchénie;
- les quasi-génocides en Afrique Centrale;
- les exactions contre les musulmans
turcophones, les Hui, les Ouïgours en Chine;
- les graves atteintes aux droits de
l'homme dans moult petites tyrannies «alliées», comme la Tunisie, où les Présidents se font élire et réélire avec des taux
de 99 % et plus;
- les non moins graves
atteintes aux droits, à l'existence même, contre des ethnies comme les Berbères en Algérie;
- les interventions militaires européennes,
tout à fait néocolonialistes, en Afrique;
- l'écrasement systématique d'un peuple
entier en Palestine... (où les porte-parole de l'armée israélienne se disent «défenseurs du monde libre à partir du berceau
du terrorisme») etc.
Complices, dépassés ou muselés?
Nombreux sont les sites Internet où des
intellectuels de renom font des déclarations, signent et re-signent pétitions sur pétitions je le sais. Mais comme dirait
un G. Balandier, c'est là un des recours de tout système que d'opérer une remise en cause «rituelle» de lui même: on aura
toujours beau jeu de dire que tout un chacun peut s'exprimer et dénoncer, critiquer sur Internet, mais à côté d'une émission
télévisée de grande écoute, d'un quotidien ou d'un magazine à grand tirage cela reste systématiquement du quasi suspect.
Où sont les prises de position, au grand
jour, de nos intellectuels, lorsqu'ils semblent, également, si peu présents devant:
- le caractère inadmissible, carrément
mafieux et hautement scandaleux des traficotages financiers transnationaux, et l'impunité de fait dont jouissent les coupables;
- la véritable, et planétairement grave,
agonie du capitalisme à l'américaine, que ces mêmes traficotages expriment;
- les hallucinants privilèges et rémunérations
de PDG, CEO et gros actionnaires de ce même capitalisme, comme un J. Welch de General Electric qui s'octroie une prime de
départ représentant 9000 fois le salaire moyen US ou un J.M. Messier de l'ex-Vivendi qui en réclame une équivalente à neuf
siècles de SMIG français (aux taux de changes actuels: une dizaine de milliers d'années de SMIG algérien!);
- les enfants irakiens qui meurent par
centaines de milliers (plus de 1 500 000 à ce jour) du fait de l'embargo imposé à leur pays;
- les enfants qui vont à l'école le ventre
vide ou ceux qui dorment dans les rues avec les sans-abri qui meurent de froid dans des villes comme Montréal ou Paris;
- le criminel aveuglement écologique
des pays les plus riches (et hyper pollueurs) depuis Johannesburg.
Comment peut-on se dire, aujourd'hui,
intellectuel, et fermer les yeux sur tout cela? Mystère Est-ce que l'intellectuel en terre nord-américaine (hormis ceux qu'ils
faut littéralement débusquer) s'est définitivement mis hors la cité? Ou alors, la tyrannie de l'ordre de l'argent, et de la
propriété privée des médias, fait aussi bien que celle des Bolcheviks? Toujours est-il qu'il nous faut, et gravement, nous
interroger sur le rôle et la place de l'intellectuel dans nos sociétés dites avancées et démocratiques.
On a raison, comme l'a fait un prédécesseur
dans ces mêmes colonnes, de rappeler qu'aujourd'hui nos professeurs d'universités s'épuisent et se consument à seulement courir
les subventions. Cependant, force est de constater aussi, je le vois bien aux réactions à mes récentes prises de position,
que le plus souvent, il s'agit d'un simple et catégorique «on ne veut pas savoir»! Une sorte de tiédeur apathique anesthésie
les cerveaux et les curs, en plus, me semble-t-il d'une vague et terrifiante crainte de contredire les discours officiels.
L'intellectuel, ses privilèges, et son
rôle
Socrate a payé de sa vie l'influence
de ses idées sur la scène sociale et politique d'Athènes, Platon a placé les sages et les philosophes au sommet de sa pyramide
républicaine, Aristote était le conseiller et le mentor d'Alexandre le Grand, Cicéron était au cur de l'arène politique de
Rome, les philosophes étaient redoutés tout au long des XVIIe et XXVIIIe siècles en Europe, ils faisaient et défaisaient les
plate-formes politiques à Berlin au XIXe, Camus et Sartre mobilisaient les rues Et de nos jours? L'intellectuel est-il à la
pensée unique dominante, ce que le scientifique a été devant la despotique «raison instrumentale» imposée par les diktats
de l'argent? C'est-à-dire, par exemple, capable de concevoir de bien sophistiqués moyens d'extraction, de stockage, de transportÉ
du pétrole, mais pas la moindre technique pour en contrôler les dégâts meurtriers!
Où sont nos penseurs? À part ceux qui,
abonnés aux émissions de grande écoute, avalisent et dissèquent le message officiel, comptent les points de part et d'autre,
tout en se réfugiant derrière une confortable «neutralité», proportionnelle à l'assiduité des médias à leur égard? Les quelques
autres, tels des Sisyphe, roulent obstinément leur rocher, ignorés du système, autant que des médias-propriétés-privées (sinon
à doses homéopathiques, en prenant soin, souvent, de les faire passer pour marginaux aux yeux du grand public, distançant
journaliste et média de leurs propos). La censure (directe et indirecte) de l'ordre de l'argent et de ses intérêts, semble
aussi efficace que celle de n'importe quel totalitarisme idéologique. La peur de perdre vie confortable et acquis l'emporterait-elle
sur le devoir de dire et de dénoncer? Sur l'engagement?
Las! Le rôle de l'intellectuel, en contrepartie
du privilège d'être payé pour lire, penser, essayer de comprendre, réfléchir et écrire, est de crier ce qui ne va pas, non
de glorifier ce qui va. Son rôle est d'utiliser les savoirs auxquels il a accès et les synthèses auxquelles il arrive pour
interpeller, questionner, critiquer (ce qui n'est ni dénigrer, ni diffamer), et quand le moment vient, abjurer en particulier
les pouvoirs, quels qu'ils soient. Veiller jalousement au respect de l'intégrité et de l'intelligence.
PhD, Professeur titulaire, HEC-Montréal
L.(psycho.); D.E.A.(psycho. indust.), Alger et Sorbonne; D.P.G.E., INPED, Alger;
M.B.A.; Ph.D. (administration), HEC Montréal
Professeur titulaire
Membre du Centre d'études en administration internationale (CETAI), du Centre
d'études en qualité totale,
Menbre du Groupe d'études et de recherche sur le management et l'écologie (GERME)
et du Groupe humanisme et gestion
- Management comparé (international et interculturel)
- Management par projet
- Nouveaux modèles en management
- Économie et management
Sciences de la vie et management
Omar Aktouf
Omar.Aktouf@hec.ca
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